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Grève des raffineries et valeur du travail

La dernière interpellation du député communiste Fabien Roussel à madame la première ministre Élisabeth Borne affirme clairement une ligne à gauche de recherche de revalorisation du travail. Les grévistes syndicalistes de Total de pair avec le groupe des députés communistes revendiquent haut et fort leur droit à une dignité par leur travail (que ce soit par leurs salaires, impactant objectivement leurs vies et symboliquement leurs statuts dans la hiérarchie sociale) et s’opposent ainsi aux dérives du patronat, spoliateur de leur plus-value et contre lequel aucune mesure de taxation des surprofits n’est menée ; et cela malgré la crise écologique actuelle, qui se révèle à nos yeux jours après jours, face à laquelle l’industrie pétrolière et son économie ne sont pas innocentes.

Cette grève est révélatrice d’une conscience d’un état de crise perpétuel du capital, long processus visible depuis les années 70, rayonnant à chaque manifestation ponctuelle de celle-ci, où les affects personnels et leurs aspirations individuelles se croisent avec les dynamiques d’aliénation de la nature et de l’homme, dans une abstraction globale. Cette aire capitalocène se manifeste (entre autres) comme un accaparement du temps humain (du sujet singulier dans celui de l’économie) sous un régime social-démocrate et son idéologie néolibérale (le sujet singulier censé posséder une autonomie réelle dans ses usages, impliquant un statut social du de fait à son agir propre). C’est cette même idéologie néolibérale (fracturant la société civile en intérêts contradictoires mais interdépendants) qui se révèle dans les critiques des classes laborantes vis-à-vis des blocages des raffineries et est employée par la classe dirigeante afin de décrédibiliser la grève (mensonge sur la valeur des salaires et effacement de la réalité du travail, intérêt de la nation pour justifier des potentielles mesures de réquisition et une intervention des forces de l’ordre).

Pourtant, il y a bien ici une manifestation d’une crise de la valeur du travail (débat qui paralyse et fracture la gauche institutionnelle, rentrant dans le jeu des affects typiques du parlementarisme comme ce fut le cas au moment de la fête de l’humanité). Il s’oppose ainsi d’un côté, la tradition marxiste de Lafargue et son droit à la paresse, de l’autre, l’idée d’un travail objectif bénin (définissable comme producteur de valeur d’usage) et constitutif du lien social. Cette opposition entre “Ne Travaillez jamais” de Debord contre “Le vrai travail, sain, fécond, généreux” de Hugo trouve son climax dans l’état d’urgence écologique, présent dans tous les esprits. Les critiques du travail modernes et de son organisation en tant que nuisible écologique sont déjà nombreuses et il ne s’agit ici pas d’en offrir un grossier résumé qui travestirait ces riches pensées et que moult spécialistes feraient bien mieux. On ne peut cependant pas imaginer que la préoccupation écologique soit absente des esprits des grévistes du pétrolier, aspirants archétypaux d’une justice éco-sociale équitable. La valeur sociale symbolique de leur travail peut leur sembler dévaluer car productrice de déchets et alimentant le système de pollution (une subjectivité similaire se retrouve dans la classe agricole, en particulier pour les éleveurs).

Mais la crise de la valeur-travail ne s’arrête pas là ; cette dérégulation symbolique du travail concret se retrouve pleinement liée à l’abstraction et la dévaluation de la valeur-travail (englobant son caractère abstrait et concret). Plus concrètement, l’aspiration à une augmentation des salaires dans le cadre d’un contexte d’inflation et de privation (témoin alarmant d’une perte de la valeur abstraite du travail supposé dans les esprits des sujets par la fiche de paye) et la prise de conscience des surprofits des actionnaires et patrons au mode de vie excessifs et parasitaires (consommant plus qu’il ne produise d’usage par leur travail concret) semblent aspirer tacitement à un retour d’une dimension morale dans l’économie. L’aspiration à une généralisation de la grève dont la dernière manifestation intersyndicale du 29 septembre se voulait le héraut ne peut qu’aller dans ce sens, constatant une dé-régularisation de l’ordre social partout, désiré juste et sensé l’être sous le soi-disant règne de la catallaxie néolibérale induite par l’hégémonie monétaire.

Le blocage paralysant apparaît ainsi comme un acte d’action directe forçant au chômage technique mais qui risque de rendre impopulaire la lutte pour la revalorisation d’un travail et cela à mes yeux plusieurs raisons (attention il ne s’agit pas ici de bafouer la stratégie de lutte des grévistes mais bien d’analyser les facteurs externes pouvant influencer la perception de ces luttes par les sujets nationaux) : La France active, laborante dépend essentiellement de l’essence dans ses mobilités. Manque d’investissements dans le développement des transports en commun (eux-mêmes dépendant de ces énergies en partie), fin des commerces de proximité par le jeu de la concurrence où nécessité pratique pour certains métiers, le véhicule à essence individuel est l’outil du quotidien d’une bonne partie des Français, qu’ils soient des villes ou des campagnes. Mais c’est aussi un outil coûteux (causant une certaine perte de valeur produite dans le travail, dû autant à son usage pendant et après celui-ci) et au sein duquel les inégalités se perpétuent. Voilà déjà une première limite à la compréhension de leur action par les masses ; et pas des moindres.

Sans vouloir me faire moralisateur d’un mode de vie dont on ne peut qu’apprécier le confort, le véhicule individuel reste le symbole du mode de vie de petit bourgeois occidental et de l’idéologie sociale-démocrate (consumériste et individualiste) qui la sous-tend. C’est un lieu d’ostension du statut social, de loisir et passion, d’intimité, de vie. Le véhicule est chargé malgré tout d’une dimension affective et sur lequel les sophistes savent jouer.

Ainsi, les cerveaux saturés par la passion polémique des nouveaux médias de masse et traumatisés par un état de guerre continu (Vigipirate, état d’urgence sanitaire et maintenant l’Ukraine, l’Arménie et Taïwan) se retrouvent castrer par un sentiment d’impuissance face à ces enjeux si éloignés du monde qu’ils côtoient quotidiennement. Et pourtant… On nous sous-entend que la crise est liée à des conflits lointains et impacte un pays déjà sous tension et que ces grèves ne seraient que des manifestations d’une fatigue générale entendable mais qu’il faudrait étouffer par intérêt commun (tandis que l’on nous fait oublier l’existence de ceux qui ne produisent rien, réclamant la réouverture des raffineries en décrédibilisant les grévistes aux yeux de la foule à coup de chiffre frauduleux). Mais jusque-là tout va bien, nous ne sommes pas en pénurie…

Quelle ironie pourtant de constater la fébrilité de notre État à l’international, incapable de réellement masquer sa dépendance de fournisseurs étrangers sans contredire ses propres principes : toujours la même rengaine, les impérialistes nationaux (la France y compris), les oligarques étatiques et les capitalistes financiers marchent main dans la main, spoliant la valeur des sols et des hommes. Si notre travail perd de sa valeur propre, c’est peut-être aussi par cette exploitation systématique des Suds, de leur main-d’œuvre et l’usure abondante et excessive des ressources naturelles, oubliant la valeur première des choses (celle du travail et de ce qui est travaillé). Et l’extrême droite préfère culpabiliser l’immigration anciennement coloniale dans une corrélation absurde avec la dévalorisation du travail (n’en déplaise à ceux qui voient une armée de réserve du capital partout). Ultime absurdité quand l’on sait que ce sont ces derniers qui nourrissent la production de valeurs abstraite par leur travail en alimentant en main-d’œuvre précaires les anciens et nouveaux services.

La crise énergétique est donc pourtant déclarée (dans nos angoisses), rapprochable sur de nombreux points aux chocs pétroliers. La grève sonnerait ainsi le toscin de mai 68 ; personne n’y croit malheureusement. Les intérêts en présence s’annulent, la mise en relation de leur rapport sensible au travail irréalisable à l’ère médiatisation de masse, où les espaces de mise en rapports sont toujours plus réduits (l’État-providence n’y est pas pour rien). La recherche désespérée d’une valeur commune au concept de travail n’est donc pas prête de s’imposer d’elle-même. Et pourtant les questionnements moraux traversent de toute part la société civile, toutes les individualisées, la solidarité entre les peuples y transparaît, la volonté de paix aussi. Le mérite de ces moments de crises subjectives (limitées spatialement, sensiblement car syndicale et professionnelle) semblent peut-être de faire apparaître sur le devant de la scène la violence du régime et de la fragilité des unions humaines. Cristallisation d’une série de scandales auxquels Total est plus ou moins rattachable sous toile de fond d’une prise de conscience des diverses luttes écologiques à plus grande échelle, la question écologique permettrait de faire le lien avec les aspirations de justice sociale des grévistes (autant égoïste soit-elle). La contradiction de façade est pourtant trop forte, l’organisation politique actuelle n’est pas capable de la supporter. Pour aller vers quoi ? Les gens ont peur, ils ne peuvent pas voir les optiques de changement au-delà. Il ne faut cependant pas sous-estimer l’affection populaire à ses grèves, les peuples aspirent à l’éco-justice dont les capitalistes les punissent. La lutte sera toujours solidaire et l’essence fut ce lieu de gronde commune sous Macron. Affaire à suivre avec la connivence des manifestations et grèves qui se profile…

Humblement, Nature Veuve

Pour approfondir :

  • La substance du capital, R. Kurz (très bonne synthèse disponible en ligne)
  • L’œuvre d’André Gorz est aussi intéressante sur le lien entre écologie et travail
  • Et milles autres choses auxquelles je ne pense actuellement pas