Portrait de Janet BIEHL

Le système judiciaire au Rojava, Janet BIEHL – Fiche de lecture

Biehl, J. (2016, juin 19). Le système judiciaire au Rojava (J.-J. Gandini, Trad.). Réfractions. https://www.refractions.plusloin.org/spip.php?article1188

« À la fin de la Première Guerre Mondiale, les vainqueurs démembrement le vieil Empire Ottoman et reconfigurèrent le Proche-Orient avec les États artificiels que nous connaissons aujourd’hui. Le peuple kurde fut assigné à vivre en minorité en Turquie, Syrie, Irak et Iran. »

Janet BIEHL

Le schéma traditionnel de la communauté kurde

La communauté kurde fonctionnait selon un schéma simple : les anciens, vu plutôt comme des sages, étaient chargés de régler les litiges de la communauté. Les kurdes se délaissaient des institutions étatiques opprimantes, et se voyaient une nouvelle fois discriminés dans les tribunaux ottomans, où ils étaient jugés par des Turcs, en langue turque, même si le conflit ne concernait que deux Kurdes.

La communauté minoritaire préférait privilégier les institutions locales, civiques, avec des « concitoyens élus chaque année », de sorte à prouver une certaine autonomie. En 2005, les Kurdes développèrent leur propre système judiciaire.

Le Kurdistan-Nord (en Turquie) annonce la création d’un nouveau système judiciaire autogéré, qui refuse catégoriquement de « choisir entre éthique et loi ».

Des comités de paix sont créés avec des militantes féministes, des religieux, des activistes politiques, et d’autres personnes respectées. Nous dépassons ici le cadre judiciaire habituel, car il n’y a pas seulement des juristes. Ce sont des personnes proches du peuple.
Le dialogue, la négociation et l’entretien sont les trois sources utilisées pour gérer les litiges. La prison et les amendes sont remplacées par un isolement social.

Les comités de paix ont dû faire face à un adversaire redoutable : les homicides. Les auteurs d’homicides se voyaient attribuer d’une amende élevée, en plus d’une liberté surveillée, ainsi que l’obligation de suivre des séances avec un psychologue. On laisse alors un espoir aux criminels de se réinsérer, de changer de vie.

Le conseil du peuple du Kurdistan-Ouest et l’après révolution

Nous parvenons à discerner quatre niveaux d’institutions démocratiques :

  • Commune (quartiers résidentiels)
  • Voisinage (communauté du village)
  • District (villages environnants)
  • Canton (MGRK)

Les décisions se prennent de la plus petite échelle à la plus grande.

Après la révolution du Rojava en juillet 2012, les comités de paix ont pour objectif de maintenir une certaine paix sociale à l’échelle de deux niveaux d’institutions : la commune et le voisinage.

Un comité de paix peut être vu comme un voisinage qui s’autogère en petit comité. Chaque membre est élu par la commune, ils sont au nombre de 5 à 9 personnes. Ce ne sont pas des « magistrats traditionnels » mais ils ont tout de même de l’expérience sur la question de résolution des litiges.

Le but de cette justice est d’amener l’auteur du crime à réfléchir avant d’être réintégré dans le collectif social.

Les affaires de violence patriarcale, de mariage forcé, de polygamie, et tout ce qui touche en général les femmes, sont gérés, non pas par le comité de paix, mais par un comité uniquement composé de femmes. Un homme coupable de ces actes est condamné à de la prison ou à des TIG (Travaux d’Intérêt Général).

Les meurtres, eux, sont renvoyés vers une institution plus haute que les comités de paix : les tribunaux populaires. Ils sont constitués de sept personnes, « reconnues comme juges », mais ne doivent pas forcément avoir de certification ou de diplôme en lien avec le poste.

La proclamation de l’autonomie démocratique

Après la révolution (encore une fois), le Rojava est de nouveau touché par la kurdophobie turque, cette fois-ci avec un embargo économique en plus de la menace djihadiste présente au Sud.

Les Kurdes tentent alors d’être reconnus par les puissances étrangères extérieures pour « surmonter leur isolement ». Aucune n’accepte. Le Rojava décide alors de déradicaliser son système en adoptant un « dispositif gouvernemental plus conventionnel ».

« Et chaque canton annonça l’établissement d’une Administration Autonome Démocratique (DAA) composée d’un Conseil Législatif et d’un Conseil Exécutif, plus des ministères, comprenant un ministère de la Justice. »

Janet BIEHL

Le pays adopte le Contrat social, qui sert de cadre légal pour toute la société, réprouvant ainsi « l’autoritarisme, le militarisme, le centralisme, et l’intervention des autorités religieuses dans les affaires publiques ».

Ce Contrat social permet aussi de soutenir la liberté religieuse et de définir une confédération de Kurdes, Arabes, Syriaques, Araméens et Tchétchènes : ne se concentrant pas uniquement sur le peuple kurde.

Le Contrat social garantit l’égalité devant la loi de tous les individus et communautés (article 6), et des hommes et des femmes pareillement (article 26). En outre « toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit à l’égalité des chances dans la vie publique et professionnelle » (article 38).

Janet BIEHL reprenant des articles du Contrat social

Le Contrat social crée un Conseil de justice. Composé de 23 personnes, il examine chacune des lois syriennes, et si l’une contredit la charte constitutionnelle, elle se voit immédiatement réécrite. Si la réécriture est impossible, la loi se verra supprimée ou remplacée.

Enfin, la Cour Suprême Constitutionnelle vérifie la constitutionnalité de la nouvelle législation et des décisions.

La sécurité au Rojava

La sécurité est prise en main par les Asayis, qui défendent la société. Ils interviennent dans des conflits de violence ou ce qui concerne le trafic de drogue. Les Asayis Jin, unités féminines, interviennent dans des affaires patriarcales ou familiales.

Chaque mois, les troupes se réunissent pour suivre un fonctionnement démocratique et élire un ou des nouveaux commandants.

Le salaire est minime (25 dollars/mois) et les personnes ont alors, en général, un second emploi. L’autocritique est une capacité importante dans ces rangs puisque si un Asayi fait preuve d’un comportement agressif, il doit se soumettre à un protocole nommé Plateforme. Il en va de même pour les commandants qui se présentent régulièrement devant leurs troupes afin d’effectuer et de recevoir des autocritiques.

Une justice réhabilitatrice et une plateforme de justice

« Mais dans l’ensemble le dispositif judiciaire est orienté non pas du côté du châtiment mais du côté de « la réforme, de l’éducation et de la réinsertion sociale des prisonniers. » »

Article 25

La justice joue un rôle de psychologue : elle va examiner le prévenu, comprendre ses actes et tenter de changer l’état d’esprit de l’individu.

Face aux critiques qui vont à l’encontre des comités de paix – selon lesquels, à l’intérieur de ces derniers, trop peu de personnes (volontaires) prenaient des décisions – le Rojava décide de créer des Plateformes de justice où « jusqu’à 300 personnes membres des communautés et des conseils, des organisations de la société civile et des mouvements sociaux » se rassemblent pour écarter les prévenus et prendre une décision.

Le Rojava persiste à être reconnu comme un véritable État indépendant et nous devons faire en sorte qu’il le devienne : méritant après tous les efforts effectués (et dont nous n’avons vu qu’un rapide raccourci ici).

En marge de la mobilisation du monde agricole, le cortège de tracteurs des producteurs mosellans s'est élancé le soir du lundi 29 janvier depuis le Parc des Expositions de Metz vers la Seine-et-Marne.

Fumier à profusion : Quand les agriculteurs gueulent, les démagos sont toujours de la partie

Les tracteurs et leurs fourches sont de sortie, défilant en bloquant les grands axes routiers, salissant les grandes places, retournant les panneaux d’entrée de village, parés de leur fanion et de bâches sur lesquelles est peint le mot d’ordre « On marche sur la tête ». Mobilisation annoncée par celles des autres pays européens, d’abord localement comprises, elle s’est rapidement étendue à l’ensemble du territoire national sous la direction de la FNSEA, appuyée sur les sections plus régionales de la Coordination Rurale. Le mouvement est revendicatif avant tout, il serait la voix des paysans exacerbés par les contraintes bureaucratiques et normatives d’une administration française européenne toujours plus exigeante, suffocants sous les charges et impositions, exténués par un travail qui ne rémunère pas assez au vu des prix de vente dévalorisés, des coûts de fonctionnement et d’une productivité décroissante. Ce serait avant tout une question politique, pas seulement un ensemble de revendications corporatistes : les accords européens de marchés mondiaux et l’ouverture à la libre concurrence en son sein formerait une concurrence déloyale, immisçant de nouveaux acteurs externes sur leur niche de marchés traditionnels, au détriment de la qualité du produire français. Le problème écologique aussi se manifeste dans les énoncés récurrents de la revendication. Question imposée par le bobo citadin de gauche et une Europe déconnectée de la réalité du terrain, elle rend encore plus difficile le métier qu’il ne l’est déjà et accentue le sentiment intime de l’agriculteur dans le manque de considération pour son travail (il serait systématiquement le pollueur, ravageur de la nature, lui qui est à son contact tous les jours ; la polémique des mégabassines de cet été n’est pas là pour améliorer la chose).

Et comme toujours, une fois l’attention des médias attirée sur ce qui leur apparaît comme une nouvelle jacquerie, chacun, fort de son capital spectaculaire et de ses anecdotes personnelles, se permet d’avoir une opinion sur la question d’un monde qui depuis plus de 50 ans se meurt. Réveil spontané des consciences (qu’elles soient de gauche ou de droite, plus de 80% de la population française), où l’on s’émeut dans un sentimentalisme de crémière, en se disant soutenir un corps de métier, que chacun s’empresse de faire remarquer indispensable à la vie même, afin d’expressément témoigner de sa compréhension solidaire de la situation. On se délecte du traditionnel gala politique qui, à chaque mouvement social, essaye de tirer parti de l’affaire pour grappiller un bout d’électorat : les pseudos-gaullistes de la macronie cherchent à faire croire qu’ils ont compris ces gens qui travaillent en proposant des mesures compensatoires, la droite se réarme contre les charges salariales et le discours écologiste, la gauche et son utopisme se targuent d’une nécessité d’entamer la transition vers une agroécologie durable en accusant l’agroalimentaire et les gouvernements précédents, pendant que doucement l’extrême droite fait son nid avec chauvinisme… Ironie du sort, le siège de Paris fut tenté, alors que quasiment rien ne s’y joue et que la quasi-entièreté des décisions est prise à Bruxelles depuis 1992. Si un mouvement de grève est toujours un moment de questionnement sur le devenir concret des questions qu’il pose au politique, on peut légitimement s’interroger sur les perspectives (radicales ou non) de poursuite du mouvement et de ses divers enjeux, en élevant le débat au-delà des lieux communs que certaines avant-gardes savent si bien produire en se croyant puissamment théoriques. Plus que jamais, il faut rappeler la notion d’écologie sociale, car c’est elle qui nous permettra de déceler les rouages et d’expliquer une telle mobilisation.

Qu’est-ce donc ? Une jacquerie de plus ?

Alors que certains gauchistes se targuent de nuancer le propos, en rappelant le topo de l’opposition petit contre gros exploitants, essayant ainsi de reporter sur la situation le schéma incompatible de la lutte des classes, les fidèles chiens de garde de la droite (Eugénie Bastié et Emmanuelle Ducros en tête de gondole) hurlent à la vulnérabilisation d’un corps de métier de plus en plus déserté par la difficulté du travail, conditions causées par  « l’éco-soviétisation » planifiée avec une insoutenable cadence par les verts européens. Bien heureusement, certains journalistes se dévouent corps et âme pour donner de la voix au terrain et ses revendications. On peut ainsi entendre l’éleveuse se plaindre de la non-convivialité de l’administration française, le responsable syndical accuser les traités transatlantiques d’offrir au consommateur français une nourriture de mauvaise qualité en comparaison avec la fameuse qualité de l’élevage français, et le céréalier réclamer un nouveau temps de répit dans l’abandon des phytosanitaires, plein de rancoeur envers les normes écologiques croissantes. Les prix de vente des produits et du gasoil entrent en contradiction, le libre-échange et les empires de l’agroalimentaire de la grande distribution sont dans le viseur. Le « Qu’on nous laisse tranquille ! » est repris de toute part. Ce mouvement témoigne de la diversité qui compose le monde agricole. Jeunes et plus âgées, petites, moyennes et grandes exploitations se réunissent autour de tablée improvisée sur les voies d’autoroute bloquées. Certains avec bonne foi énoncent la nécessité d’une agriculture qui doit produire mieux ; d’autres, plein d’amertume, après les propos d’Attal (qui dans son coup de com au délégué FNSEA de Haute-Garonne se contente d’énoncer une infime partie des revendications syndicales conduites depuis des années) cherchent à poursuivre la lutte, tous se sachant investis par leur vocation du lourd devoir de nourrir les foules. Cette lutte prend une forme plus ou moins violente selon la section et le syndicat chargé du secteur : pendaison de sanglier devant les préfectures et grand feu de pneumatiques pour la Coordination Rurale (témoignant une nouvelle fois de son ancrage historique dans la radicalité dorgériste), blocage de voie de communication et réception d’élu par la FNSEA qui cherche à conduire nationalement le mouvement en le faisant calmement converger vers Paris. La Confédération Paysanne avec hypocrisie essaye de passer la serpillière après avoir vu sa réputation salie aux yeux des siens (pour changer) ayant participé aux Soulèvement de la terre et à ses modalités d’action directe. Elle appelle à une manifestation calme et contrôlée du monde paysan, rappelant l’illusion qu’est le rejet colérique des normes face aux systèmes des seigneurs agroalimentaires, normes que leur figure historique José Bové a bien sûr contribué à édicter. Entre la manifestation pétition et la manifestation destruction, les agriculteurs veulent se faire entendre dans ce qui apparaît pour le novice comme un front paysan unique. Il y a presque un air cathartique à cette lutte, tournée vers l’État par défaut et dont la violence occasionnelle contre ses représentants (forces de l’ordre ou établissements) n’est jamais mise en correspondance égale à égale avec celles des émeutiers.

Fidèles à leur rôle, les syndicats couvrent de leurs haut-parleurs, la voix particulière des manifestants (certains se sont résignés et ne défilent pas) et il en devient impossible de comprendre clairement les raisons de la colère. On pourrait se complaire à tomber dans l’ancrage historique de ces mobilisations : ouverture au libre-marché, perte de débouchés, abandon de la fixation des prix, marges abusives de la grande distribution au regard de la rémunération des producteurs, charges fiscales excessives, coût de production excessif auquel se joint la perturbation ukrainienne, problème d’acquisition de foncier pour l’installation et son développement, autant de revendications traditionnelles qu’une frange radicale de la gauche renverra au poujadisme et à l’intérêt petit-bourgeois. Certains y voient l’émergence d’un mouvement de lutte d’un monde paysan (dont surpris j’apprend encore la vie dans les ruines) contre les géants agroalimentaires que la politique européenne veut imposer, réactivant ainsi le fantasme du Frexit (qui signerait enfin l’alliance entre les beaufs et les barbares au grand plaisir des Bouteldjistes). Que nenni ! Il en va simplement de réaffirmer leur dignité, rompre ce traumatisme transgénérationnel du paysan (vieille insulte) qui se sent plouc, déconsidéré, mal aimé et qui par ce moment d’exposition médiatique cherche les yeux doux d’une opinion publique déjà conquise (comme à chaque salon de l’agriculture) tout en se méfiant des politiques qui cherchent à s’accaparer leur lutte spécifiquement professionnelle. Ce grand capharnaüm surprendra à peine le Parisien dans sa routine et une fois les syndicats reçus à l’Élysée, il ne se passera sûrement plus rien, le temps du champ rappelant à nouveau le producteur à l’effort. Que dire de la CGT qui cherche la convergence en apportant un symbolique soutien de mot, sans grève. Elle ne fait surement que leur rappeler la rengaine de l’inutile fonctionnaire bureaucrate. Et les taxis qui jouent aux bouchons, dans une hypothétique coalition contre la concurrence déloyale des VTC. Tous ces défilés prennent la forme d’une mascarade en quête de responsabilisation du consommateur ; « CONSOMMER FRANÇAIS, PAS UBER ! ».

Comment lire la crise agricole à l’instar de ces mobilisations ?

« Pas de pays sans paysans » disent conjointement Attal et le cultivateur. Corps de métier historique à l’idée nationale (il faut aller chercher du côté de Barrès à ce sujet et dont la formule historique n’est autre que celle de Vichy avec le soutien décroissant de la paysannerie, à l’instar du reste de la population française), le monde agraire n’est bien sûr plus le même depuis la sortie de la guerre (si ce n’était pas le cas avant). L’industrialisation plus ou moins forcée du champ pour intensifier la production (processus dont l’apogée est l’ère gaulliste et l’investissement européen de masse dans la reconstruction) et la révolution chimique des années 70-80 sont les deux moments forts où va se signifier la supposée transition : celle faisant évoluer la figure du paysan vers la figure de l’agriculteur. Cette nuance sémantique est ici indispensable pour comprendre le renversement qui a eu lieu. Le paysan est une figure enracinée localement dans un terroir villageois, s’inscrivant dans une tradition familiale et affirmant une culture plus ou moins indigène mais leur étant propre, autour de l’unité villageoise. L’agriculteur est avant tout un producteur de ressources primaires, qui au moyen d’outils techniques modernes, se voit charger de la mission d’assurer l’approvisionnement en alimentation des masses, une fois les produits transformés par des complexes agro-industriels. Il faut bien entendre que l’entièreté des politiques passées en matière agraire est conduite de sorte à assurer la productivité (synonyme de rentabilité pour les consommateurs, la balance commerciale et en dernier le paysan), auquel se joint en parallèle la question de la souveraineté alimentaire (ironiquement européenne). Ce sont des politiques d’armement des campagnes, long processus d’introduction de la machine et du technicien des sols, des intrants et semences dans les fermes pour répondre à la demande industrielle en matières premières de toutes sortes dont les villes vont être abreuvées dans les grands étals des supermarchés.

Cette mainmise sur le monde rural par l’État trouve son syncrétisme dans les chambres d’agriculture, dont la compétence s’élargit toujours plus au fil du temps, entre deux réunions syndicales, où l’on se croise entre voisins de parcelles, entre deux discussions d’agronomie et de météorologie. Et si la virulence des manifestations se fait à l’égard de l’incompétence de ces institutions et de leurs gros ventres, comment expliquer que la FNSEA est toujours le syndicat de masse des agriculteurs, elle qui a ses habitudes dans ces lieux. Chercher à réhabiliter le schéma de la lutte des classes, dans la concurrence des gros contre les petits (réalité foncière perçue quotidiennement par eux dans la compétition mutuelle dans l’obtention des parcelles), cela n’est incapable d’effacer que c’est bien dans une soumission totale de la production à l’agroalimentaire que l’agriculteur se place. Et l’on s’étonnera que la FNSEA recherche l’accroissement des exploitations et des freins à l’environnementalisme européen alors même que la productivité doit être systématiquement amélioré (elle qui est de plus en plus décorrélé des prix d’achat aux agriculteurs sans l’être de celui de vente au consommateur) sur des hectares de moins en moins productifs (du fait peut-être de leur usus excessif). Il faut accroitre, la nouvelle réforme de la PAC y invite. Et ce n’est pas nouveau, c’est ce qui est dit depuis des années. Mythologie du toujours plus, funeste engrenage dans lequel les corps de ferme cherchent leur famine dans un suivisme mou dont certains accusent la fausse conscience de classe des agriculteurs. Certains en appellent à la nuance, la FNSEA comme tout bon syndicat et ses prétentions donc réformistes serait une mafia d’état, soutenant l’expansion des gros (alliés de taille des agro-industriels) au détriment des petits, contraint de toujours plus d’endettement du fait des investissements forcés que nécessite la compétition. S’il y a là une nouvelle fois une réalité parcimonieuse, peut-on vraiment qualifier de petit et traditionnel paysan, le laitier qui fort d’une exploitation de taille moyenne avec son troupeau de 70 bêtes et ses 60 hectares céréaliers abreuve incessamment Lactalis pour des prix médiocres au vu des efforts quotidiens ? Il n’a peut-être pas le choix des débouchés, c’est dans la tradition de la famille d’en être le fournisseur, la centrale ayant le monopole régional. Si le corps de métier se fait de plus en plus déserter, c’est peut-être tout autant dû au fait de sa non-rentabilité monétaire qu’aux difficiles et grégaires conditions d’exploitation. Et les modèles proposés comme alternatifs dans tout cela ? Le bio (que la profession a bâché pendant des années avant de déceler une part non négligeable de marché) se voit peu à peu intégré dans le modèle hégémonique de la surproduction, abandonnant toute voie de sortie positive pour les producteurs qui y cherchaient une revalorisation des prix et par cela de leur travail, supposément justifiée au vu de la perte des rendements. Et quand son marché se meurt, du fait d’une vie de plus en plus chère, d’une concurrence mondiale de moins en moins paritaire et d’un consommateur de moins en moins désirant être responsable, la filière n’échappe pas à la crise dont la fuite l’avait conduit à chercher à se structurer autrement, en quête d’un cycle plein de vertu.

Si le misérabilisme ambiant du discours actuel sur son métier donne à la figure de l’agriculteur d’être chargé d’un lourd pathos mélancolique, il permet aussi à l’agressivité de la contestation d’être traitée avec indulgence. Si l’on se veut matérialiste, la forme que prennent les contestations est indubitablement le reflet d’une position de l’agricole face au monde, cette fois-ci offensive : Le défilé en règle de la Tour Eiffel (symbiose unifiante du métier avec la nation entière, avant l’heure de gloire internationale des JO) ne peut faire oublier l’explosion du bâtiment de la direction de l’environnement à Montpellier ou les tentatives de blocage des villes et même de Rungis. L’histoire des contestations agricoles nous fait comprendre dans quel contexte la violence s’énonce : d’ordinaire plus pacifique depuis les années 1975 (les morts de Montredon ayant bien calmé les choses), les agriculteurs avaient depuis bien plus l’habitude de se structurer derrière une ligne de manifestation pétition, gouvernés nationalement par les syndicats négociateurs (tendance transversale à l’élaboration des mouvements paysans au fil de la constitution républicaine de la politisation nationale). Certains diront que l’émanation régionale de ce mouvement et sa violence polyforme témoignent justement d’un rejet d’une mouvance nationale « collaborationniste« , se sachant systématiquement trahis par les représentants syndicaux ? Peut-être mais c’est tout autant un cas de rejet du monde politique et citadin, sur fond d’antiparlementarisme européen, usé par le mépris fait de belles paroles des politiciens. Là s’explique le succès de la Coordination Rurale et son penchant ruraliste dans une bonne partie de la contestation, en se figurant syndicat alternatif des agriculteurs familiaux. Bloquer les villes, c’est prouver qu’ils en sont l’abreuvoir, que la campagne existe encore et qu’elle aurait aussi droit à exister. C’est la même tension ville-campagne dont on trouve le reflet dans les cartes nationales, avec ce coutumier décalage aux Républiques, entre les votes des deux espaces (ainsi, aux seconds tours présidentiels, l’équilibre des voix entre les deux candidats s’était bien plus équilibré loin des centres urbains). Pour que ces figures iconiques de la ruralité demandent à ce point à se faire reconnaître, en bloquant les lieux où il leur est impossible d’habiter (et donc d’exercer le moindre pouvoir et influence), cela doit sans aucun doute signifier que le ressentiment est fort, qu’existe l’impression d’une exclusion de l’espace public. Ce serait le nouveau chant du cygne de la France périphérique après les Gilets Jaunes, conduit une nouvelle fois par la France de l’essence contre celle de la livraison. Alors que l’urbain s’est étendu par sa ramification, le clivage historique opposant les deux  espaces se formule enfin dans une ligne de front, celles des barrages routiers où la foule acclame ses héros à coup de klaxon ? Encore une fois, ce serait nier toute base élémentaire de géographie et de sociologie, l’hypermodernité associée à l’urbain se matérialise avant tout choses par des flux perpétuels et continus, conduits en canal guidé vers la métropole et que seule elle gouverne. Et bon, suffit de voir les lotissements, les supermarchés et la qualité des infrastructures pour comprendre que la banlieue et la campagne sont toutes les deux victimes de nos centres-villes et de leurs étalements urbains. C’est donc sûrement une géographie des élites que les émeutes se proposent de dessiner ? Eh non, toujours pas, la seule et unique raison, ce n’est pas la conquête du pain mais celle de son pain, bien gagner sa vie en produisant et se sentir reconsidéré. C’est dans ce sens qu’apparaissent des occupations de place publique aux airs de foire agricole (exposant bêtes et fourrages sous barnum), jamais là au fond pour dépasser cette imaginaire distinction ville-campagne.

On peut cependant noter encore une fois la richesse des modalités de contestations du monde agraire où triomphent parfois le rejet clair de l’industrie agroalimentaire (opération salissure d’un magasin d’une grande enseigne, blocage de centre laitier) et où se manifeste parfois la volonté de faire triompher la valeur d’usage sur la valeur d’échange (don de nourriture des camions interceptés avec de la nourriture étrangère aux restos du coeur, volonté de faire des opérations cadis gratuits en Languedoc). Cela, au grand dam des détracteurs coutumiers des agriculteurs (communistes puritains) auxquels ils prouvent leur capacité à embêter le pays, à conduire des révoltes et leurs aspirations de bon sens à une économie morale. C’est elle que l’on confond trop souvent, effacée derrière la remarque du « sans eux, on ne mange pas », comme si cette place prépondérante dans l’économie élémentaire de subsistance des sociétés était systématiquement synonyme d’une production et ingénierie assurant la vie…

Perspective d’avenir d’un mouvement, glas d’une crise écologique insoluble

Quelle solution ? Ce conflit généralisé à l’entièreté du territoire, où une nouvelle fois se manifeste la conflictualité entre l’État et la société civile peut-il conduire à un changement de paradigme ? Si l’on aimerait facilement espérer la convergence des luttes, (celles des petits bourgeois agricoles et routiers, avec le prolétariat urbain dans une grève générale en altérant les flux de communication et de production, réhabilitant ainsi le schéma historique de la lutte des classes qui trouverait son apogée dans une révolution), la conjecture actuelle semble nous faire démordre le contraire. Elle prouve seulement une appétence à la révolte, aspirant à un changement radical mais en rien la réalisation d’un tel projet. Car rien ne se met en place dans les luttes, on converge pour envoyer une pétition au gouvernement, qui choisira (comme il en va du statut du président-monarque) de nous accorder grâce ou non. En est-il seulement capable ? Il y a là un vrai problème de méthode. Au mieux nous ne pouvons espérer qu’une leçon à l’agro-industrie (bien trop épargnée dans ce mouvement, à la grande joie des CRS) en appliquant symboliquement la loi Egalim aux mauvais payeurs (loi déjà symbolique, responsabilisant surtout l’agriculteur dans l’octroi de ses prix). Et dire qu’il y en a qui rêvent expressément d’une nationalisation de l’agro-industrie, répondant une nouvelle fois au projet colbertiste de l’État français : la nation doit transformer les matières premières pour produire plus de richesses, afin de rééquilibrer une balance commerciale que le droit de la concurrence européen a définitivement déréglée. C’est la course à l’or quand la décroissance s’impose. Le fait d’en appeler à l’État révèle même ironiquement le paradoxe de ce mouvement ;  plus de lois contre les directives, c’est-à-dire plus de régulation face au règlement. Cette stratégie, dû à la FNSEA et à sa direction nationale, témoigne de la faille systématique du syndicalisme, simple lobby auprès des instances décisionnelles. Et si la Confédération Paysanne a au moins le mérite de rappeler la vacuité de la formulation de la contestation des normes (celles-ci n’impactant que peu ses adhérents) pour le recentrer sur la valeur du travail, elle n’échappe en rien à la marchandisation spectaculaire en rentrant dans le pseudo-débat du petit contre le gros, cachant ainsi ceux des normes d’alimentations (que les éleveurs estiment souvent nécessaires afin d’en assurer la qualité) et l’enjeu sous-jacent de l’agroécologie. Ce n’est pas avec des AMAP et de la transformation directe, nécessitant une charge de travail importante que l’on va constituer un vrai progrès social pour le monde agraire.

Le mouvement est pourtant avant tout européen (le déplacement anecdotique des agriculteurs à Bruxelles en témoigne) : l’UE contrôle tout, a pris le relais dans la gestion de la production, alliant assistanat à la surproduction pour nourrir la mise en concurrence et l’écologie de contrôle, croyant préserver en figeant à un standard les environnements, leurs biodiversités et leurs sols. La perte de marché du bio (standard européen d’éco-responsabilisation du consommateur et du producteur) dans le contexte d’une inflation où la mise en concurrence de l’énergie joue une part plus qu’importante était prévisible. La PAC en fixant les usages des terres (entre autres) en échange d’une “bourse” est incapable de permettre l’arrêt du processus de dépaysanisation, en invitant seulement en leurs concentrations dans les mains d’un nombre de plus en plus réduit. Reflet d’une écologie normative de marché mondialisé (celle qu’un Félix Guattari nommait « capitalisme mondialement intégré ») qui accompagne parfaitement la fin du monde des paysanneries que l’abandon d’une économie capitaliste pure, foncière pour une économie financière entropique. La terre n’est plus vraiment une valeur en soi contrairement à ce que certains néo-physiocrates d’influence georgiste1 voudraient nous faire croire. Agricultures intensive et extensive forment alors un étrange mélange que seule l’Europe a su formuler (c’est d’ailleurs sûrement cette tension entre ces deux pôles qui conduit l’histoire générale de l’usage de la terre). Depuis de longues années, les paysans indiens luttent contre un morcellement de plus en plus important des terres, souvent accaparées par des seigneuries mais aussi pour une reconsidération de leurs revenus, alors même que la révolution verte fut opérée en garantissant une importante productivité. Comme quoi, la question conjointe des terres et de la valeur accordée à leurs productions est internationale. Le consommateur mondial n’a pas à payer (s’il le peut, vu le coût global de la vie) 50% de son pouvoir d’achat dans son besoin le plus élémentaire, il faut que sa libido se disperse, aille alimenter les autres marchés. 

Comment concilier les enjeux de l’écologie et ceux de l’économie, mutuellement plus ou moins impératifs, sans provoquer systématiquement une fracture sociale ? Partons de la base, celle de l’espace agricole, que la crise met sur le devant du plateau. La crise continue se répand dans leur quotidien, celui d’une exploitation entre chapes grises de béton, outillages mécaniques couverts de boue et bâtiment de taule pour le stockage des foins et des bêtes. Triste nuancier de gris et de marron où le réveil se fait matinal, souvent sans le chant du coq, consacrant sa journée et sa vie conjugale au temps du labeur de l’ager. L’horizon, lisse des cimes des bosquets ou de l’étendue des champs comme seule contemplation quotidienne, du haut de leurs engins. La fatigue physique s’accumule au fil des âges, les temps de repos sont sociaux, autour d’une table où l’on partage un court verre à l’occasion duquel est évoquée la météo, la qualité des récoltes, les derniers investissements du voisin sur fond sonore du journal radio régional. La faune et la flore environnante, le paysage et le pays sont un fond diffus (alors qu’il est censé en tirer sa fierté et son identité), se résument souvent à l’évocation des nuisibles, dont l’extinction donnera lieu à l’un des rares moments communs de solidarité festive, par le partage presque potlatchien du banquet de l’association de chasse. Tristes campagnes signait Bernard Charbonneau, les courses se font comme tout le monde, au supermarché de la petite ville à proximité. Il jouit parfois du privilège d’être à la source ; les fameux produits du terroir, celui qu’il cultive. La nostalgie des anciens, transversalité structurante de l’ordre familial est alors une mémoire en larmes, mélasse des deuils des parents pour leurs enfants partis trop tôt, à la ville ou à la morgue. Une fois par semaine, le rendez-vous administratif a lieu – que cela soit l’agronome, le commercial, le contrôleur, le comptable, le juriste, le vétérinaire, le fournisseur et le collecteur. Ils lui transmettent l’impératif de l’investissement, du développement, qu’il reportera dans la sphère privée par l’acquisition d’un nouvel artefact (télé, fusil, fauteuil ou lave-vaisselle). La crise cherche à se voiler dans l’argent largement dépensé, avec plus ou moins de plaisir.

Au comptoir urbain, ça continue à parler de petit et de gros, tout en évoquant un proche et son arnaque à la PAC. Rien de tout cela n’est normal mais c’est un mouvement de plus, une anecdote de discussion. C’est une nouvelle fois un triomphe de l’événement (auquel nous nous joignons d’une certaine sorte) ; la merde aura beau être nettoyée des rues, elle restera dans l’assiette. C’est là sûrement la question qui est évincée du débat public. Il y a bien eu les états généraux de l’alimentation pour cela. Ce débat fut historiquement porté par les franges les plus révolutionnaires du monde agraire. Les jardins ouvriers et la Confédération Paysanne forment ici une seule et même ligne d’histoire. La Confédération Paysanne, émulation confédérale d’un petit nombre de syndicats régionaux (la fédération des paysans-travailleurs de l’ouest entre autres) s’opposant à la convergence entre la FNSEA et l’État, fit ses faits d’armes face à la militarisation des campagnes (le Larzac) et plus globalement l’intervention abusive de l’homme sur le champ et ses productions (lutte contre les OGM, affaire du Mcdo de Millau ou l’association précurseur au bio) avant de s’introduire dans des débats plus globaux comme la mondialisation, systématisant le tout dans une approche écologique anticapitaliste. Replaçant le paysan dans son rôle pittoresque, elle a le mérite au moins de placer le viseur sur l’ennemi, l’agroalimentaire et les pratiques qu’elle implique. Ce pôle souvent trop radical, nostalgique et gauchiste (aux yeux du métier) sert souvent aux discours politiques à se greffer, afin de formuler ses meilleures utopies. Si l’héritage de la figure de Bernard Lambert de la Confédération Paysanne est une fois de plus réaffirmé dans la problématique du remembrement parcellaire (le fameux débat des petits contre les gros et son imbrication dans la propriété d’usage de la terre), la solution qui en émane (d’un institutionnalisme qui ferait rougir le fondateur) se résume à mendier à l’état une fixation minimale des prix que le principe de marché unique européen annihile, en rêvant secrètement d’une loi foncière. Alors que la Confédération semble reprendre la relève dans le mouvement (après l’appel au calme de la Coordination Rurale et de la FNSEA), jamais le débat public ne formule la critique de l’impossible accès au pouvoir économique de l’agriculteur malgré l’impératif de la croissance du capital social, logique de sa responsabilisation d’entrepreneur. Jamais n’est formulé l’échec des modèles coopératifs et mutualistes (dont l’ignorant raffole par idéalisme). Jamais enfin n’est réellement questionnée la nature même du travail de l’agriculteur, qui en le renvoyant à la figure du paysan en oubli le travailleur et sa charge de travail digne du XIXe. C’était contre cette séparation que Bernard Lambert avait inventé la notion de « Travailleur-paysan« , invitant les fermiers à faire la jointure avec les travailleurs des villes de Mai 68 (en opposition à la FNSEA qui refusait le mélange avec la « racaille étudiante et ouvrière« ). Plaçant son discours dans son temps, il avait su constater la métamorphose du monde agraire par l’introduction des machines et la nouvelle valeur-travail contenue dans le produit-consommation. Malheureusement, le mouvement ne prend pas les airs d’une nouvelle grève du lait, ce n’est pas « les paysans contre leurs coopératives » mais plutôt « les agriculteurs contre les instances ». Les temps ont changé, l’ancien discours est bien incapable de renaître de ses cendres, le gouffre bureaucratique des syndicats trop agencé avec le schéma de pensée du libéralisme économique. Une partie des composantes du mouvement en est consciente mais impuissante, poursuivant le baroud d’honneur.

Ce nouveau statut de l’agriculteur qui ne peut se penser sans les instances agronomiques révèle sa pleine brisure. L’agronomie et son développement (dont on sait le passé colonial) trouvent d’abord sa raison d’être dans l’interventionnisme étatique avec une instance comme l’INRA (alliant recherche techno-biologique et communication avec le citoyen consommateur). Sa greffe sur le monde paysan ne s’est pas faite sans l’industriel et le banquier, prenant systématiquement par la main l’agriculteur pour la production de ses grandes cultures, en lui donnant les tous derniers conseils techniques. Elle incarne ainsi pour le monde agraire, le progrès scientifique, idéologie qui a par le passé détruit tant de savoirs traditionnels. Si un virage semble être pris ces derniers temps pour retrouver les pratiques traditionnelles (dont on se souvient subitement de leur résilience et efficacité relative), l’agronome reste incapable de s’émanciper de la tendance globalisante et de l’économie du savoir libéral qui accompagne l’ordonnancement de la production. Elle a beau communiquer, chercher à anticiper, accompagner le planning européen, le dialogue reste de sourd, le temps de la science toujours en avant (en avance ?) sur le temps de la pratique et en retard sur celui de la crise. Les bonnes intentions de protection de la société civile et de l’environnement, d’amélioration de la qualité et quantité de la production alimentaire sont au final autant de chiens de garde (car de plus en plus tournée vers le législateur et l’opinion publique, à la recherche de toujours plus de normativité) au contrôle par l’agroalimentaire du marché de l’alimentation. N’est-ce pas eux, les agronomes, qui ont sélectionné nos vaches pour leur donner un arrière-train volumineux bien rempli d’eau et des gras saturés de l’ensilage, assurant au commerce un apport important en pièces de choix (rumsteak, filet, bavette) mais entraînant du même fait la quasi-extinction de certaines races n’ayant pourtant rien à leur envier. Arrivés comme des messies dans nos exploitations, ils communiquent et expliquent avec autorité les nouvelles tendances à suivre afin de s’adapter aux difficultés à venir. La chaîne de production (où chaque acteur n’est qu’un module remplaçable) a pris le contrôle sur l’alimentation et nous voici résumé par le ménage de la distribution, nous abreuvant de la culture culinaire du burger : steak haché surgelé, fromage fade, pain blanc, frites ; quelle pauvreté !

 

Finalement, que ressortir de tout cet émoi ? La grève s’émousse, elle est difficile. Le débat public la rend stérile. Malgré les contre-points tentés ici, les questions ne sont finalement plus posées, les discussions et échanges bien trop cristallisés par la polémique et ses acteurs de leurs lourdeurs démagogiques. L’écologie en transparence, l’inégalité sociale en façade, voilà à quoi le mouvement peut se résumer. Si la société civile se fait favorable à plus de normes écologiques (par exemple le glyphosate), elle oublie au fond que leur introduction doit s’accompagner d’une mutation totale et complexe du système d’alimentation, transformation qu’elle n’est pas forcément prête à assumer au vu des modalités de consommation de masse qui la gouvernent, se déchargeant de ce poids vers l’État. De toute façon, une condamnation du citoyen est illusoire, certains isolés, tentent déjà la sociale – par exemple avec la sécurité sociale de l’alimentation. La dynamique n’est donc pas vraiment à l’écologie sociale du fait de la tendance de la gouverne mondiale mais également du fait les modalités de contestation qui se sont modulées durant cet épisode, chaque camp capitalisant en vue d’appliquer son programme, aliénant ainsi le triste réel, incapable de dialectiser avec celui-ci. La solidarité est de principe. Personne (et peut-être par la faute même des agriculteurs) n’a pu vraiment faire entendre sa voix dans ce mouvement, facilitant ainsi l’isolement corporatiste qui fait du corps agraire une force résiduelle.

Là est tout l’intérêt d’une perspective communaliste dont l’histoire a prouvé qu’elle était capable de repenser localement la production et la distribution au-delà du cadre marchand (la commune de Nantes de mai 68 en est peut-être le meilleur exemple). Sans elle, jamais l’agriculteur ne sortira de son statut, base structurante de l’organisation moderne de la vie quotidienne. En ne questionnant ni la technologie agraire, ni la distribution des productions, en refusant de les entendre comme des usages socialement compris et comme des phénomènes soutenant l’accaparement des terres et du travail des fermiers, nous nous résoudrons au simple constat d’une crise perpétuelle que le faible droit ne peut plus compenser. Il faut dépasser cette normalisation totale de la situation, qui au final n’offre qu’un mutisme amer et sec, incapable de dénommer pleinement l’agriculteur de la charge dont il est dévoué. C’est un nourricier. Il doit prendre soin malgré l’altération obligatoire des environnements et nous apporter de quoi nous sustenter, en accompagnant la croissance de l’utile faune et flore. La perspective de proximité est en cela à privilégier car permettant d’énoncer ce lien, de reconnaître et soutenir l’engagement qu’un changement de paradigme implique pour la société, sans tomber dans le nostalgisme de la place de marché et de l’exploitation familiale. L’intelligence collective doit être de mise pour réinventer les pratiques et usages, alliance socialement intégrée  par la pratique de la démocratie directe entre les producteurs, les ingénieurs, les distributeurs et le reste de la société civile afin de créer une équité sociale de la valeur-travail et une écologie surgissant de la base, affluente de diversité ; en somme : afin de constituer les voies d’une émancipation durable et apaisée pour l’entièreté de la société civile, par la profusion de ses imaginaires. Si l’on put constater dans cet épisode, des moments de joie et de partage sur les blocages de centres d’approvisionnement et ce que l’on s’amusera à nommer des ZAD d’autoroute, ces blocages prennent des airs insignifiants au vu du gigantisme des échanges et de l’organisation mondiale du modèle de marché agro-industriel. Ce fil de l’histoire suit tranquillement son cours, en attendant le crack… 

En espérant que le nécessaire sera fait, avant.

 

  1. Les physiocrates sont une école économique du XVIIIème siècle pour qui la production de richesse vient principalement de la terre et donc de la classe des propriétaires. Ceux-ci se prononcent favorable au libre marché et à l’impôt unique tout comme les georgistes qui se proposent d’établir un impôt sur la terre, estimant que cela résoudrait le problème de la répartition des richesses liés à la propriété privée. Une telle politique pourrait être portée par des franges se disant progressistes dans les années qui suivent, évinçant la question de la financiarisation abstraite de la monnaie tout en invitant à une “balkanisation” en matière de gestion foncière. Mais tout cela est bien sûr une science de bureaucrate… ↩︎
Manifestation du le 6 janvier 2024 à Paris pour la résistance des peuples du Kurdistan

Une manifestation européenne pour le Kurdistan libre !

Si nous devions faire un retour sur la manifestation du samedi 6 janvier 2024, qui se tenait à Paris – Gare du Nord, celui-ci serait bref et ne porterait que sur quelques mots « Femmes, Vie, Liberté, Justice, Solidarité internationale, Soutien » . Des mots simples, mais qui résument pleinement le climat pour lequel nous devons lutter aujourd’hui. Tant sur des droits fondamentaux que nous n’avons pas encore acquis et pour lesquels nous ne cessons de nous battre, que de preuves d’une fraternité à tous égards entre les peuples opprimés ; des milliers de personnes s’étaient rassemblées dans les rues de Paris. Revenons donc ensemble sur cette manifestation européenne en soutien à la résistance des peuples du Kurdistan.

Ce grand rassemblement s’est tenu alors qu’approche la date du triste anniversaire de l’assassinat de 3 militantes kurdes à Paris en 2013, et dont l’affaire n’a jamais abouti, ainsi que du souvenir de la fusillade du 23 décembre 2022 également à Paris, qui amena à la mort d’une femme et de deux hommes Kurdes, dont une responsable internationale du mouvement kurde, par un individu proche des milieux de l’extrême-droite.

Ce regroupement a aussi été l’occasion de manifester un grand soutien envers le territoire libre du Rojava qui subit depuis quelques mois un bombardement de la part des forces armées turques. Le président turc, réélu il y a peu, Erdogan n’a jamais caché ses intentions vis-à-vis du peuple kurde et le fait qu’il veuille mettre hors d’état de nuire toute volonté d’émancipation de leurs parts.

Une pensée pour les habitants de Gaza, au vu des événements, a été de mise. Un rappel que bien des conflits se passent sous le silence des médias qui nous gouvernent – aucun grand média n’ayant abordé le sujet du Rojava comme bien d’autres, ce qui cependant a pu être le cas pour le conflit israélo-palestinien.

Une diaspora fondée sur la multiplicité à l’honneur

« International » étant de mise, de nombreux slogans ont été entendus dans une grande diversité de langues, principalement européennes, mais pas que ! Nous avons entendu :

  • du Français ;
  • de l’Allemand ;
  • du Kurde ;
  • du Turque ;
  • de l’Espagnol ;
  • et même des langues régionales si chères à nos cœurs comme le Breton.

En effet, outre la diaspora kurde, de nombreux camarades venus d’Allemagne étaient présents, ainsi que d’autres mouvements proches du municipalisme comme l’Offensive ou la branche francilienne de PEPS.

Les femmes ont également pu se retrouver au premier plan, nous rappelant qu’AUCUNE lutte ne pourra aboutir sans ELLES !

La manifestation qui a suivi le rassemblement devant la Gare du Nord s’est déroulée dans une ambiance très conviviale jusqu’à la place de la République.

Qu’en retenir ?

Ce rassemblement est l’occasion de se rendre compte que plus que jamais il nous faut nous émanciper du spectacle braquant ses projecteurs sur les faits non-essentiels tandis que ce qui devrait l’être sombre dans le plus complet des silences.

Plus que jamais la venue au monde d’un monde anti-autoritaire passera par la solidarité internationale. Et plus que jamais les luttes pour faire advenir ce monde devront se faire en lien avec la cause féministe ! Plus que jamais il nous faudra mener ces luttes et ne jamais rien lâcher.

Jin, Jiyan, Azadî – Femmes, Vie, Liberté

Appel à manifestation de l'UCL pour le 6 janvier 2024 à Paris pour la résistance des peuples du Kurdistan

Manifestation européenne en soutien à la résistance des peuples du Kurdistan

Après la reprise des attaques sur le Kurdistan libre, sur le territoire de la Syrie depuis le 23 décembre, il est plus que temps de se montrer, de manifester sa colère, de montrer notre engagement, de lutter contre la terreur vécue par les Kurdes. Nous faisons suite à l’appel à manifestation lancé par l’Union communiste libertaire.

De notre place de « simples Français », et à plusieurs milliers de kilomètres du Rojava (Kurdistan syrien), nous pouvons nous faire entendre par ces résistants. Ils peuvent entendre notre soutien, leur envoyer de l’espoir. Un espoir qu’ils font déjà renaître grâce à leur système démocratique qu’est le Confédéralisme démocratique, cette liberté et la recherche de reconnaissance que le peuple kurde dégage ne peut que nous faire espérer d’un monde meilleur. Seulement, pour l’atteindre, résistance et courage sont deux éléments qui nous permettront de suivre leur mouvement.

La manifestation orchestrée dans la ville de Paris – Gare du Nord, le samedi 6 janvier 2024 à 10h, sera le moyen pour nous de nous faire entendre par les États du monde, et par nos résistants kurdes.

Appel à manifestation de l'UCL pour le 6 janvier 2024 à Paris pour la résistance des peuples du Kurdistan
Appel à manifestation de l’UCL pour le 6 janvier 2024 à Paris pour la résistance des peuples du Kurdistan
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Face au pouvoir, comment s’organiser ?

Quatre ans après l’avènement des Gilets Jaunes, un nouveau soulèvement saisit la France, plus particulièrement dans ses grandes villes et chefs-lieux. La réforme des retraites, assénée aux travailleurs et aux citoyens à coups de 49-3, ne cesse de générer un mécontentement toujours plus ancré dans la tradition socialiste du mouvement prolétarien français des deux siècles derniers. Si l’usage de la grève généralisante et celui de la manifestation sauvage nous sont sympathiques, il ne faut cependant pas s’en contenter !

Maintenant qu’une profonde frontière a été tracée entre classes populaires et classes bourgeoises – tant issues du privé financier que du public bureaucratique -, il nous faut désormais nous armer d’un matériel bien plus redoutable que la poubelle en feu : celui du contre-pouvoir politique.

Si les institutions gouvernementales semblent insérées dans le paysage politique local comme national depuis toujours, il est bon de rappeler que ces bureaux d’élus qui ne rendent de comptes à personnes sont des entités et des structures purement intéressées, façonnées pour conserver le pouvoir en place. La logique gestionnaire de cette vision étatisée que nous avons de la politique n’est pas un horizon indépassable, comme nous avons – légitimement – tendance à l’imaginer. En réponse à cela, nous devons démocratiser notre vie, et ainsi répondre à la République par la Démocratie.

En s’emparant de ce mot dévoyé, nous reconnaissons la capacité de chacun à participer à la vie commune et citoyenne, à vivre en société et non en marge d’un processus de production et de consommation qui concerne tout le monde, que cela soit économiquement, écologiquement ou politiquement. Pour cela, il nous faut créer des assemblées démocratiques et populaires, et les mener sur deux fronts :

  • Premièrement, du côté des municipalités, pour nous réapproprier nos espaces de vie commune, se substituer à la bureaucratie menée de haut en bas, administrant les territoires plutôt que de laisser leurs habitants gérer eux-mêmes les enjeux de leur quotidien – qu’ils connaissent mieux que quiconque.
  • Deuxièmement, du côté des lieux de travail, pour s’affranchir des finalités factices du profit, de la rentabilité et de l’accumulation de capitaux – purement déconnectées des nécessités réelles de la population. Celles-ci ne peuvent trouver de réponses et de solutions que par la concertation des premiers concernés – et non pas par une décision hiérarchique qui a la prétention de savoir mieux que tout le monde. Faisons dialoguer producteurs et consommateurs, offreurs et demandeurs pour appréhender correctement les enjeux politiques, économiques et écologiques soulevés derrière ces processus.

Nous serons nombreux à être un peu décontenancés à l’idée d’engager un dialogue régulier, mensuel, bimensuel ou hebdomadaire en fonction des besoins, avec nos voisins ou nos collègues de travail – je ne m’exclus pas de cette possibilité. Nous avons des différends avec eux, de divers degrés : et c’est pourtant cela qui nous intéresse. La politique, originellement, c’est la gestion de la Cité, la façon la plus noble de régler les litiges entre concitoyens, mais également de proposer des alternatives, des chemins à emprunter ou des modifications à faire !

Cette Démocratie ne doit pas se limiter à une simple somme d’assemblées générales où chacun discute brièvement puis repart penaud, certes démocratisé, mais peu sorti de sa condition, aliénée par un quotidien morne – auto, boulot, dodo pour les Ruraux ; métro, boulot, dodo pour les Urbains ; vélo, boulot, dodo pour les épargnés des migrations pendulaires. Nous devons ancrer cette pratique comme une habitude citoyenne, où les décisions s’opèrent conséquemment, et se supplantent aux volontés des élus municipaux, départementaux et régionaux, et à celles des grands patrons, dirigeants et actionnaires. En formant une confédération d’assemblées démocratiques, une structure organisée par et pour les classes populaires est mise en place. La coordination la plus spontanée mais réfléchie s’opère – et c’est bien l’horizon vers lequel il nous faut avancer.

À ces échelons confédéraux « plus hauts » en densité et en géographie, fixons des représentants, élus ou tirés au sort, qui auront des comptes à rendre ou seront révoqués par les assemblées correspondantes si cela s’avère nécessaire ; ainsi, on ne saurait voir une nouvelle caste de représentants élus émerger, et l’on verrait nos intérêts locaux s’additionner à ceux d’autres localités pour se concerter et décider quelles décisions adopter.

Cette société que nous décrivons n’est pas une idylle irréalisable : loin des manuels scolaires ou des journaux et médias produits en série par les oligarchies concurrentielles des ploutocrates, les Démocraties ont pu voir le jour plus d’une fois dans l’Histoire, inquiétants systématiquement les dictateurs voisins qui voyaient en ces expériences un dangereux remède à leur tyrannie. Face à Emmanuel Macron, petit despote «démocratiquement élu » par un peuple asséné de publicité politique et restreint dans son choix de candidats, il nous faut mettre en œuvre la véritable Démocratie.

Ne nous contentons pas de nous opposer à la mascarade orchestrée par la bourgeoisie ; ceux qui mèneront la danse seront ceux qui seront force de proposition et de pertinence, dans un monde où le ridicule fait office de règle de conduite dans les milieux politiques. Ne nous interposons pas seulement à cette réforme des retraites, créons les conditions propices à une gestion démocratique et populaire de nos temps d’activité, mais aussi de nos temps de repos !

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Grève des raffineries et valeur du travail

La dernière interpellation du député communiste Fabien Roussel à madame la première ministre Élisabeth Borne affirme clairement une ligne à gauche de recherche de revalorisation du travail. Les grévistes syndicalistes de Total de pair avec le groupe des députés communistes revendiquent haut et fort leur droit à une dignité par leur travail (que ce soit par leurs salaires, impactant objectivement leurs vies et symboliquement leurs statuts dans la hiérarchie sociale) et s’opposent ainsi aux dérives du patronat, spoliateur de leur plus-value et contre lequel aucune mesure de taxation des surprofits n’est menée ; et cela malgré la crise écologique actuelle, qui se révèle à nos yeux jours après jours, face à laquelle l’industrie pétrolière et son économie ne sont pas innocentes.

Cette grève est révélatrice d’une conscience d’un état de crise perpétuel du capital, long processus visible depuis les années 70, rayonnant à chaque manifestation ponctuelle de celle-ci, où les affects personnels et leurs aspirations individuelles se croisent avec les dynamiques d’aliénation de la nature et de l’homme, dans une abstraction globale. Cette aire capitalocène se manifeste (entre autres) comme un accaparement du temps humain (du sujet singulier dans celui de l’économie) sous un régime social-démocrate et son idéologie néolibérale (le sujet singulier censé posséder une autonomie réelle dans ses usages, impliquant un statut social du de fait à son agir propre). C’est cette même idéologie néolibérale (fracturant la société civile en intérêts contradictoires mais interdépendants) qui se révèle dans les critiques des classes laborantes vis-à-vis des blocages des raffineries et est employée par la classe dirigeante afin de décrédibiliser la grève (mensonge sur la valeur des salaires et effacement de la réalité du travail, intérêt de la nation pour justifier des potentielles mesures de réquisition et une intervention des forces de l’ordre).

Pourtant, il y a bien ici une manifestation d’une crise de la valeur du travail (débat qui paralyse et fracture la gauche institutionnelle, rentrant dans le jeu des affects typiques du parlementarisme comme ce fut le cas au moment de la fête de l’humanité). Il s’oppose ainsi d’un côté, la tradition marxiste de Lafargue et son droit à la paresse, de l’autre, l’idée d’un travail objectif bénin (définissable comme producteur de valeur d’usage) et constitutif du lien social. Cette opposition entre “Ne Travaillez jamais” de Debord contre “Le vrai travail, sain, fécond, généreux” de Hugo trouve son climax dans l’état d’urgence écologique, présent dans tous les esprits. Les critiques du travail modernes et de son organisation en tant que nuisible écologique sont déjà nombreuses et il ne s’agit ici pas d’en offrir un grossier résumé qui travestirait ces riches pensées et que moult spécialistes feraient bien mieux. On ne peut cependant pas imaginer que la préoccupation écologique soit absente des esprits des grévistes du pétrolier, aspirants archétypaux d’une justice éco-sociale équitable. La valeur sociale symbolique de leur travail peut leur sembler dévaluer car productrice de déchets et alimentant le système de pollution (une subjectivité similaire se retrouve dans la classe agricole, en particulier pour les éleveurs).

Mais la crise de la valeur-travail ne s’arrête pas là ; cette dérégulation symbolique du travail concret se retrouve pleinement liée à l’abstraction et la dévaluation de la valeur-travail (englobant son caractère abstrait et concret). Plus concrètement, l’aspiration à une augmentation des salaires dans le cadre d’un contexte d’inflation et de privation (témoin alarmant d’une perte de la valeur abstraite du travail supposé dans les esprits des sujets par la fiche de paye) et la prise de conscience des surprofits des actionnaires et patrons au mode de vie excessifs et parasitaires (consommant plus qu’il ne produise d’usage par leur travail concret) semblent aspirer tacitement à un retour d’une dimension morale dans l’économie. L’aspiration à une généralisation de la grève dont la dernière manifestation intersyndicale du 29 septembre se voulait le héraut ne peut qu’aller dans ce sens, constatant une dé-régularisation de l’ordre social partout, désiré juste et sensé l’être sous le soi-disant règne de la catallaxie néolibérale induite par l’hégémonie monétaire.

Le blocage paralysant apparaît ainsi comme un acte d’action directe forçant au chômage technique mais qui risque de rendre impopulaire la lutte pour la revalorisation d’un travail et cela à mes yeux plusieurs raisons (attention il ne s’agit pas ici de bafouer la stratégie de lutte des grévistes mais bien d’analyser les facteurs externes pouvant influencer la perception de ces luttes par les sujets nationaux) : La France active, laborante dépend essentiellement de l’essence dans ses mobilités. Manque d’investissements dans le développement des transports en commun (eux-mêmes dépendant de ces énergies en partie), fin des commerces de proximité par le jeu de la concurrence où nécessité pratique pour certains métiers, le véhicule à essence individuel est l’outil du quotidien d’une bonne partie des Français, qu’ils soient des villes ou des campagnes. Mais c’est aussi un outil coûteux (causant une certaine perte de valeur produite dans le travail, dû autant à son usage pendant et après celui-ci) et au sein duquel les inégalités se perpétuent. Voilà déjà une première limite à la compréhension de leur action par les masses ; et pas des moindres.

Sans vouloir me faire moralisateur d’un mode de vie dont on ne peut qu’apprécier le confort, le véhicule individuel reste le symbole du mode de vie de petit bourgeois occidental et de l’idéologie sociale-démocrate (consumériste et individualiste) qui la sous-tend. C’est un lieu d’ostension du statut social, de loisir et passion, d’intimité, de vie. Le véhicule est chargé malgré tout d’une dimension affective et sur lequel les sophistes savent jouer.

Ainsi, les cerveaux saturés par la passion polémique des nouveaux médias de masse et traumatisés par un état de guerre continu (Vigipirate, état d’urgence sanitaire et maintenant l’Ukraine, l’Arménie et Taïwan) se retrouvent castrer par un sentiment d’impuissance face à ces enjeux si éloignés du monde qu’ils côtoient quotidiennement. Et pourtant… On nous sous-entend que la crise est liée à des conflits lointains et impacte un pays déjà sous tension et que ces grèves ne seraient que des manifestations d’une fatigue générale entendable mais qu’il faudrait étouffer par intérêt commun (tandis que l’on nous fait oublier l’existence de ceux qui ne produisent rien, réclamant la réouverture des raffineries en décrédibilisant les grévistes aux yeux de la foule à coup de chiffre frauduleux). Mais jusque-là tout va bien, nous ne sommes pas en pénurie…

Quelle ironie pourtant de constater la fébrilité de notre État à l’international, incapable de réellement masquer sa dépendance de fournisseurs étrangers sans contredire ses propres principes : toujours la même rengaine, les impérialistes nationaux (la France y compris), les oligarques étatiques et les capitalistes financiers marchent main dans la main, spoliant la valeur des sols et des hommes. Si notre travail perd de sa valeur propre, c’est peut-être aussi par cette exploitation systématique des Suds, de leur main-d’œuvre et l’usure abondante et excessive des ressources naturelles, oubliant la valeur première des choses (celle du travail et de ce qui est travaillé). Et l’extrême droite préfère culpabiliser l’immigration anciennement coloniale dans une corrélation absurde avec la dévalorisation du travail (n’en déplaise à ceux qui voient une armée de réserve du capital partout). Ultime absurdité quand l’on sait que ce sont ces derniers qui nourrissent la production de valeurs abstraite par leur travail en alimentant en main-d’œuvre précaires les anciens et nouveaux services.

La crise énergétique est donc pourtant déclarée (dans nos angoisses), rapprochable sur de nombreux points aux chocs pétroliers. La grève sonnerait ainsi le toscin de mai 68 ; personne n’y croit malheureusement. Les intérêts en présence s’annulent, la mise en relation de leur rapport sensible au travail irréalisable à l’ère médiatisation de masse, où les espaces de mise en rapports sont toujours plus réduits (l’État-providence n’y est pas pour rien). La recherche désespérée d’une valeur commune au concept de travail n’est donc pas prête de s’imposer d’elle-même. Et pourtant les questionnements moraux traversent de toute part la société civile, toutes les individualisées, la solidarité entre les peuples y transparaît, la volonté de paix aussi. Le mérite de ces moments de crises subjectives (limitées spatialement, sensiblement car syndicale et professionnelle) semblent peut-être de faire apparaître sur le devant de la scène la violence du régime et de la fragilité des unions humaines. Cristallisation d’une série de scandales auxquels Total est plus ou moins rattachable sous toile de fond d’une prise de conscience des diverses luttes écologiques à plus grande échelle, la question écologique permettrait de faire le lien avec les aspirations de justice sociale des grévistes (autant égoïste soit-elle). La contradiction de façade est pourtant trop forte, l’organisation politique actuelle n’est pas capable de la supporter. Pour aller vers quoi ? Les gens ont peur, ils ne peuvent pas voir les optiques de changement au-delà. Il ne faut cependant pas sous-estimer l’affection populaire à ses grèves, les peuples aspirent à l’éco-justice dont les capitalistes les punissent. La lutte sera toujours solidaire et l’essence fut ce lieu de gronde commune sous Macron. Affaire à suivre avec la connivence des manifestations et grèves qui se profile…

Humblement, Nature Veuve

Pour approfondir :

  • La substance du capital, R. Kurz (très bonne synthèse disponible en ligne)
  • L’œuvre d’André Gorz est aussi intéressante sur le lien entre écologie et travail
  • Et milles autres choses auxquelles je ne pense actuellement pas